[Canal privé]Lunatix Corporation-République Cyrunéenne

Vous étiez présent aux côtés d’Estaban Saldana. La transmission grésillait. Un nouveau contact avec une nouvelle espèce. Votre premier à vous, en direct. La voix de l’opérateur Commlink de l’époque avait résonné d’une émotion rare dans la pièce, et une part de cette émotion vibrante, puissante et incontrôlée s’était, par réverbération, ancrée en vous. Une minute s’était écoulée, interminable.
Puis, vous les aviez entendus.

De nombreuses prises de contact s’étaient succédé, chacune s’inscrivant dans une dynamique de découverte dont la liste continuait toujours de s’allonger. Et, à chaque fois, avec une émotion particulière, une certaine forme de solennité aussi. Une excitation surtout – la première fois que vous vous étiez assise dans le fauteuil, que ce fut à vous de répondre. Et toujours ce souvenir, la voix de cet opérateur dont vous aviez depuis longtemps oublié le nom et dont le visage se couvrait de poussière dans un coin cadenassé de votre crâne, cette voix silencieuse qui vibrait en écho à chaque prise de contact, bien des années plus tard pourtant, laissant dans la pièce une forte impression de présence.



L’un des gardes présents dans la salle approcha rapidement, vous tirant de votre rêverie, mais sans parvenir à dissiper tout à fait la nostalgie du souvenir.

Le soldat était un vétéran des très redoutés Hastatis, reconnaissables à cause de leurs manteaux de velours anthracite, leurs plaques de protection d’un noir de jais et leurs capes imitant la couleur du soleil. Leurs visages étaient quant à eux entièrement dissimulés par une visière dorée. Les Hastatis, une brigade d’élite levée au sein de toute la Corporation, tenaient un rôle cérémoniel en constituant des suites d’escorte pour certains commandants distingués et membres de la Chancellerie.

Dinas Chayne paraissait tout à fait identique aux autres Hastatis présents dans la pièce. La brigade ne faisait pas grand cas des insignes de rang. Seul un expert en coutumes régimentaires aurait reconnu les trois motifs estampés sur son épaulière gauche qui l’identifiaient comme un lieutenant-capitaine.

Le début de la carrière de soldat de Dinas Chayne remontait bien avant qu’il fut devenu adulte. Né sur Nouveau Paris, sa famille s’était portée volontaire pour une relocalisation sur New Rome, aux côtés de cinquante mille autres colons dont la moitié en partance de Caprica 5. La guerre contre l’Union Bhenn’Thel faisait alors rage, et leur vaisseau-cargo fut descendu en flammes sur une planète glacière par un raid Bhenn’Thelien peu après leur départ. Le vaisseau fut présumé perdu, et les survivants du crash, sans moyens de contacter la Corporation, établirent une colonie de fortune.

Deux années après la colonisation sommaire de cette nouvelle planète, alors qu’un semblant de société avait pu être instauré entre les différents avant-postes, les colons en provenance de Caprica 5 entrèrent en rébellion ouverte contre Lunatix.

La planète devient prisonnière d’une guerre globale insurrectionnelle durant près de neuf ans. Les coupables de l’usurpation avaient exploité l’adhésion enflammée d’une partie de la population, égarée de craintes et de mythes au sujet de la robotique, ainsi que l’impuissance des responsables submergés par la conjuration militaire. La corporation se voyait bafouée, la nation bravée et sa puissance dégradée, son prestige interplanétaire rabaissé par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur et la raison d’être de servir et d’obéir.

Dinas Chayne avait grandi dans le camp des perdants. Son semblant d’économie émergente mise en banqueroute par l’effort de guerre, son industrie ravagée par une saturation d’obus, sa population décimée, la nation loyaliste qui l’avait vu naître avait commencé, par désespoir, à se tourner vers ses dernières ressources. Elle avait ainsi mobilisé ses femmes et ses enfants. Âgé de onze ans, Chayne s’était retrouvé affublé de l’uniforme de la Jeunesse Nationale, armé d’un fusil d’assaut, et en route vers un avant-poste frontalier pour y combattre. Le plus jeune soldat de sa compagnie n’avait que sept ans. Le chef de la troupe n’était âgé que du double.
Ils avaient tenu l’avant-poste pendant vingt-six mois. Le chef de troupe s’était fait tuer au bout de trois semaines, à deux jours de son quinzième anniversaire. Comme s’ils avaient vu en lui quelque chose que seuls les enfants sont capables de voir, les autres membres de l’unité s’étaient tournés vers Chayne pour recevoir leurs ordres. Il avait pris le commandement, à peine âgé de treize ans. Lorsqu’il eut atteint ses quinze ans, Chayne avait déjà tué seize hommes en les affrontant face à face, et était devenu un vétéran sans émotion de ce conflit sans espoir.

Alors la flotte de la Corporation était arrivée en orbite proche. La guerre fut terminée en six jours, et la planète disciplinée en six semaines. Cela avait été l’une des premières actions militaires d’Ivana Mekievpa. Les enfants-soldats avaient été rassemblés petit à petit durant la campagne de nettoyage qui s’en était suivie, et les plus endurcis d’entre eux avaient paradé devant Mekievpa.
L’Amirale avait toujours affirmé que quelque chose dans l’expression de Chayne l’avait démarqué des autres gamins belliqueux et sales. Dinas Chayne avait été placé sous la charge d’un officier des Hastatis, pour qu’il l’élevât comme un Garde prétorien de la Corporation.

A l’âge de dix-huit ans, Chayne avait rejoint les prétoriens et fut assigné au vaisseau de Mekievpa. Vingt années plus tard, il servait comme lieutenant-capitaine de la garde personnelle de Linda De Salmana et était l’un des soldats les plus décorés et les plus respectés de Lunatix Army.

Mekievpa avait toujours eu l’œil pour repérer ceux qui avaient le combat dans le sang.




- Chancelière, la délégation Cyrunéenne est arrivée.

Après un bref salut, Chayne posa une tablette de données sur la table et se dirigea vers l’un des murs de la pièce, qu’il traversa.

Les Cyrunéens vivaient plus longtemps que les humains, aussi malgré le départ d’Esteban Saldana, le Premier Explorateur Plumes d’Argent, dirigeant du Haut Conseil Cyrunéen et dont vous aviez entendu la voix il y a si longtemps, était lui toujours en fonction.

Ainsi, dans un souci diplomatique, d’égard et de bienveillance, la pièce des négociations avait été reproduite scrupuleusement à l’identique. Bien entendu, plusieurs modifications avaient été apportées, comme ces projecteurs de murs factices holographiques derrière lesquels se tenaient plusieurs Hastatis, ou encore la voûte vitrée qui permettait d’admirer à loisir les vaisseaux en orbite haute.

La vue ainsi offerte conviait à l’humilité. Les plaques du vitrage s’étaient auto teintées pour réduire la luminosité extérieure et diminuer la radiance du soleil. L’espace se prolongeait indéfiniment au-dessus des têtes et sous les pieds. Une kyrielle, un milliard d’étoiles scintillaient dans cette nuit sans fin. Aujourd’hui cependant, aucun vaisseau de la Première Flotte n’était présent : seuls quelques vaisseaux scientifiques étaient volontairement visibles.

Votre attention se reporta sur la plaquette de données remise par Dinas, sur laquelle apparaissaient les scans des différents vaisseaux qui composaient la délégation Cyrunéenne.
Un simple vaisseau scientifique transportant le Premier Explorateur, excentriquement escorté par deux simples corvettes symboliques.

Le résultat du scan révélait également la présence de Modules d’Assistance plus évolués que ceux équipés sur les corvettes de leur précédente délégation. L’obsession des Cyrunéens dans cette branche de la recherche s’expliquait en plusieurs points, qui avaient été mis en évidence par le biais des multiples accords de partage scientifiques et biologiques.

Il était ressorti que les scientifiques Cyrunéens étaient désireux de doter chaque vaisseau de leur flotte d’un module offensif automatisé, de sorte que le pilote, en délégant entièrement à l’IA les fonctionnalités offensives de son vaisseau, pouvait employer l'intégralité de sa concentration et de ses capacités aux autres fonctions requises pour un combat.  

A cela s’ajoutait qu’à l’instar de bon nombre d’espèces aviaires présentes sur New Hope, le cœur des Cyrunéens battait bien plus rapidement que celui des humains. Des tests effectués sur des pilotes Cyrunéens avaient révélés qu’en cas de concentration extrême, le nombre de pulsations équivalait ceux des colibris terrestres, soit près de deux-cents battements de cœur par seconde. A l’époque de cette révélation, les scientifiques de New Hope avaient une formation trop rationnelle pour comprendre les implications d’une telle découverte. Pour eux, il n’y avait qu’un temps, une unique déclinaison des durées qui valait pour tous les êtres. Pour eux, un chat avait cinq and, un éléphant quinze, un arbre cinquante… Mais ces âges là ne voulaient rien dire. La durée est dépendante de la vitesse interne, chaque être vivant ayant sa propre vitesse, parfois nettement plus rapide que celle d’un humain, parfois nettement moins. Plus la vitesse interne est élevée, plus l’espace se contracte dans le sens du mouvement et plus la durée s’étire, se dilate entre deux battement de cœur. Les Cyrunéens, en étant capables, bien qu’involontairement, de décupler la vitesse instantanée de l’air et à en plier en flux laminaire à l’intérieur de leurs organes, influaient notamment sur le temps biologique de leurs organes, d’où leur plus grande longévité, mais aussi, en situation extrême, parvenaient à se donner le temps : dans un combat spatial, leurs pilotes étaient capables de décaler leurs mouvements de la durée habituelle, en étant non seulement plus vifs, mais en bougeant dans une seconde plus longue que celle d’un humain. En utilisant la contraction corrélative de l’espace pour raccourcir les distances au sein de la zone restreinte du cockpit, l’étirement de la durée d’une seconde leur permettait de réaliser plus de mouvements qu’un pilote humain dans la même seconde.


A tout ceci s’ajoutait la forme de leurs corvettes aux profils effilés, fines en diable, les rendant par nature particulièrement difficiles à cibler pour tout pilote ne disposant pas d’un système de tracking avancé. Leur forme aérodynamique rendait par ailleurs ces modèles polyvalents tant en combat spatial qu’en vol subathmosphérique. Au premier regard, tout indiquait que ces vaisseaux avaient été conçus autour du culte de la vitesse et de la manœuvrabilité, et le scan des modules confirmait le désir de pousser à son paroxysme la démultiplication possible des manœuvres défensives de leurs pilotes.

Le tout conférait aux pilotes Cyrunéens des réflexes éclairs, si bien qu’esquiver une bordée de missiles traqueurs ne pointait plus à l’horizon de leurs possibles .
Ces différents atouts leur permettaient de maintenir une formation d’attaque impeccable sous le feu ennemi, à la manière de certains bancs de poissons terrestres.






La tablette de données possédait d'autres données de moindre importance. Un voyant s'alluma, et les portes de la salle ne tardèrent pas à s’ouvrir, laissant apparaître deux aliens.

Derrière leurs scaphandres, les pupilles du Premier Explorateur et d’un autre Cyrunéen scandaient du plan par plan, comme s’ils cherchaient à tout voir de ce décor, à tout envisager.
Si l’on parvenait à faire abstraction du fait que l’on se trouvait face à une espèce extra-terrestre, l’impression qui se dégageait des Cyrunéens était celle d’enfants prêts à s’émerveiller du moindre petit détail jusqu’alors inconnu. Cette contemplation impulsive ne semblait nullement perturbée par la décoration aseptisée de la pièce, ni par la teneur solennelle de cette rencontre, qui se révélaient toutes deux incapables de refréner la trop forte curiosité instinctive des Cyrunéens.

Sur un geste, la luminosité de la pièce décrut légèrement. Le Premier Explorateur et l’autre oiseau à allure de rapace, soudain redevenus sérieux, prirent place à la table face à vous, avant de tourner brusquement leur tête à angle droit. En consultant le registre de votre prédécesseur, vous aviez été avertie que l’angle mort visuel des Cyrunéens pouvait se révéler déroutant durant une conversation en tête à tête.


Faisant claquer son bec, Plumes d’Argent inclina légèrement la tête, dans une imitation réussie d’un salut humain. Un gazouillement d’oiseau s’éleva ensuite dans la pièce.

L’implant cybernétique auditif implanté dans votre oreille s’activa immédiatement.



"Mes respects, Linda De Salmana, CEO de Lunatix Corporation. C'est un immense honneur de vous rencontrer enfin.

Je suis Plumes d'Argent, Premier Explorateur de la République Cyrunéenne. C’est un immense honneur de vous rencontrer face à face, après toutes ces années.
Comme nous nous en réjouissons, la République Cyrunéenne entretient depuis maintenant 116 années galactiques de bonnes relations avec Lunatix Corporation, relations fondées sur la confiance et le partage mutuel d'information.

La République a récemment été informée par votre déclaration officielle de votre entrée en guerre contre les Provinces Souveraines Yv’Zorak.
En cette heure sombre, soyez assuré que le Conseil de la République vous apporte son soutien dans cette guerre défensive visant à sauvegarder l’intégrité de votre Corporation, ainsi que la pérennité de votre mode de vie et de ses valeurs.  

Les Cyrunéens ont toujours été libres et unis par un lien instinctif de fraternité.
Aussi, notre République a été grandement choquée de découvrir les exactions commises par les Provinces Souveraines Yv’Zorak contre Lunatix Fleet et Lunatix Army, employant contre leur volonté des esclaves par millions afin de mener à bien leur conflit barbare. Avant que les services de renseignement de Lunatix Corporation nous informent de la triste vérité que vous nous avez fait parvenir concernant la nature des soldats ennemis, la Galaxie était informée par le biais de la propagande du gouvernement Yv’Zorak, et tous croyaient la soumission de leurs troupes volontaire et idéologique.

Soyez dès à présent assuré qu’aux yeux de notre République, votre contre-offensive en territoire ennemi apparaît comme une nécessité visant à sécuriser vos frontières et à vous libérer de cette menace.
J’espère que votre victoire ira de pair avec l’émancipation prochaine de ces esclaves vers la liberté qu’ils connaîtront bientôt en adoptant le marché unique, et que leur intellect sera finalement stimulé pour s’intéresser aux mystères qui peuplent notre univers."